En lisant…
mettre fin à cette lutte fastidieuse pour faire des choses ce qu’elles ne sont pas et ne pourront jamais être
Frank Lloyd Wright, "L'architecture moderne"
L’époque simule.
Au départ de toute entreprise de simulation loge le fantasme de maintenir artificiellement un état superficiel du monde, au moyen d’une technique étrangère à cet état. La mise en œuvre de ce fantasme est le plus souvent grossière. La nature de la technique employée, quelle que soit la violence avec laquelle on la brutalise, résiste et se découvre intimement dans sa résistance. La simulation « bug ». Cela vaut aussi bien en-dehors du champ informatique. Un éclat sur un matériaux habillé de peinture décorative imitant le marbre ou le bois est une sorte de bug, de défaillance de la simulation qui révèle que ce prétendu marbre ou bois n’en est pas un.
De façon analogue, certaines combinaisons de circonstances permettent aux joueurs de « jeux-vidéos » de traverser des murs et d’avérer que ces murs n’en sont pas. Dans ces sortes de bugs, les natures des matériaux triomphent des détournements auxquels on s’efforce de les soumettre. De là le caractère foncièrement authentique des bugs comme irruptions, manifestations intempestives de la matière indisciplinée dans l’œuvre. Ce sont de telles irruptions que l’on rencontre dans certains films dits d’avant-garde, d’allure « buggés ». Là, les réalisations accueillent divers « bugs » – tel cas de divorce son-image, telle coupe soudaine, telle « téléportation visuelle » – par lesquels s’exprime la vitalité de la matière cinématographique, fut-ce au détriment d’une narration qui s’efforce de la tenir au secret. De cet accueil résulte un brouillage de la trame, voisin de ces sortes de sursauts de matière numérique qu’on appelle « glitch » dans le champ des productions audio-visuelles informatiques. Matériellement, les bugs sont des moments de vérité. Moments de vérité matérielle aperçus au travers de fissures dans l’enveloppe de la simulation.
« Êtes-vous le moins du monde sensible à ce qu’il peut y avoir de vérité dans les “choses” en matière de beauté. »
Qu’on ne s’y trompe pas, l’indignation de Frank Lloyd Wright contre de telles entreprises – qu’il appelle décoratives, renaissantes, nostalgiques, inorganiques… – même lorsque son argumentation est économique, demeure, à sa source, d’essence spirituelle et morale. Elles bafouent la vérité due à l’âme humaine, oserait-on dire inspiré Simone Weil, autre esprit spirituel habité par « l’horreur du mensonge ». Mais ce profond problème se déploie et s’aggrave aussitôt en pauvreté esthétique et en aberrations économiques. Esthétiquement, le règne de la simulation nous prive des aspects originaux que prendrait sinon naturellement la matière singulière du monde actuel. Autrement dit, la simulation est solidaire d’une dissimulation dont elle est la face visible. En rendant visible du ressemblant, elle nous retire la saveur de l’original. Économiquement, elle est du reste à l’évidence une affaire insensée. Il ne coûte rien de laisser le bois être le bois, avec sa beauté de dessin, sa subtilité de texture, sa délicatesse de nuances (p.97). Il coûte en revanche de « le mettre en forme de fleur ». Dans le champ numérique, il coûte très peu de « téléporter » une forme. Il coûte en revanche bien davantage – tant aux humains, qu’aux machines, qu’au reste du monde – de simuler informatiquement un déplacement physique. Le numérique étant de nature discrète, fragmentée et pour ainsi dire grammaticale, il faut à l’ordinateur successivement produire et aussitôt supprimer toutes les stations intermédiaires, à vitesse suffisante pour produire une illusion cinématographique de mouvement continue. À la plus grande échelle, ce parti-pris « d’animer », dit-on, les interfaces graphiques numériques, c’est-à-dire de simuler du mouvement et des transitions physiques d’état, coûte une énergie colossale dont le sentiment fait globalement défaut mais serait sans doute insupportable à quiconque. Des points de vue spirituel, moral, esthétique et économique, comment ne pas aspirer à un travail plus moderne de ces techniques, c’est-à-dire visant à en développer le caractère particulier plutôt qu’à les forcer à des simulations compliquées, ruineuses et d’apparence déjà connues ? Que perdrions-nous à ne pas faire ce travail ? Peut-être un peu de stabilité, d’abord. Mais pas pour longtemps.